< retour

roland schär

oeuvres curriculum vitae vues d'expositions bibliographie amis

contact

la petite planète - d'après "espèces d'espaces" de georges perec

travail vidéo et mise en espace

spectacle mis en scène par sophie loukachevsky; scénographie bernard michel; avec: caroline chaniolleau, sandrine lanno, grégoire oestermann.

création à la comédie de reims, février 2001; vues des représentations au forum des images, paris (mars 2001)

www.manuscrit.com:

LA PETITE PLANÈTE N°2817 (1982 UJ)
Espaces en pièce(s)

Sophie Loucachevsky adapte pour la scène Espèces d’Espaces de Georges Perec dans le cadre d’une semaine sur le thème "Perec et le cinéma" au Forum des Images.


"Habiter un lieu, est-ce se l'approprier ? Qu'est-ce que se l'approprier ? A partir de quand un lieu devient-il vraiment vôtre ?" Quand Georges Perec analyse les "lieux" de son existence avec les yeux du géographe ou de l'anthropologue, il se fait l'observateur d'un exil intérieur : "J'aimerais qu'il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés". Le parcours du metteur en scène Sophie Loucachevsky y fait écho : assistante d'Antoine Vitez au début des années quatre-vingt, directrice artistique du Petit Odéon en 1994, elle s'est aussi consacrée à la "conquête de l'espace" théâtral mondial, au Japon, en Autriche, en Italie ou en Afrique du Sud.
Tous deux sont des enfants de l'immigration juive d'Europe de l'Est. Une histoire de nomades, en somme.


Mais pourquoi adapter au théâtre une oeuvre qui joue tellement sur sa nature livresque et typographique, qui débute par une analyse de "la page", et finit par ces mots : "Ecrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes" ? Pourquoi mettre en scène une aventure scripturale ?


C'est précisément le but de cette manifestation intitulée "Perec et le cinéma" : proposer une ouverture du champ d'analyse des ouvres perecquiennes à l'image, à l'écran, à la scène. Perec l'écrivain fut aussi cinéaste (il a lui-même réalisé Un homme qui dort en 1973 et Les lieux d'une fugue en 1976) et dramaturge (il a participé en 1970 à l'adaptation théâtrale de son oeuvre radiophonique L'Augmentation par Marcel Cuvelier). Enfermer Perec dans l'écriture serait une erreur.


Pour Sophie Loucachevsky, Espèces d'Espaces est avant tout une "histoire humaine", qui a pour sujet "le petit homme, la banalité, le quotidien. Perec n'est pas un moderne, c'est un classique contemporain. Aujourd'hui, tout le monde travaille sur ce qu'il a commencé, mais sans vraiment savoir qui est Perec". Plutôt que de construire une théorie, le texte parle d'une expérience ludique et enfantine de l'espace, d'un degré zéro du questionnement sur notre environnement, d'une "invention" dans le sens étymologique de "découverte" : "je me dis que je ne suis pas la seule à être folle, à compter les platanes dans la rue".


C'est d'ailleurs le sens du renversement chronologique des chapitres suivant une "spirale ascendante" : si le livre part de la page pour arriver au cosmos, la pièce fait le parcours inverse pour mieux glisser du sociologique vers l'autobiographique. Le propos du texte est "de nous rendre intelligent, de nous apprendre à mieux voir".


La pièce, elle, nous apprend à mieux lire : les listes, les descriptions plates, ce qui semble parfois fastidieux dans l’oeuvre de Perec, prend vie et forme sur scène avec une force visuelle étonnante. Le théâtre nous "prend en otage" face au texte, et nous contraint à vivre l'exercice de l'inventaire dans sa toute sa durée, sa difficulté, son audace. "Nettoyer vérifier essayer changer." : quand la juxtaposition des infinitifs s'incarne dans le jeu de l'acteur, l'expérience anodine de l'emménagement prend des dimensions épiques et burlesques.


En passant sur les planches, le monologue littéraire de Perec gagne en spatialité : les trois acteurs (Caroline Chaniolleau, Sandrine Lanno, Grégoire Oestermann) font plus que se partager les chapitres, ils recréent le mouvement, le "jeu", le dialogue intérieur propre à l'écriture perecquienne. Les chapitres découpent la scène, les estrades, les gradins en un système de vases communicants. Les éclairages, les tableaux, les projections de vidéos expérimentales de Roland Schär, sont autant de figurations de l'infiniment grand et de l'infiniment petit. "Comment chasser les fonctions, chasser les rythmes, les habitudes, comment chasser la nécessité ?" : dans le texte, Perec se met à la recherche d'un espace "inutile, absolument et délibérément inutile". La scène du théâtre pourrait bien être cet espace des possibles, qualifié par le metteur en scène d' "espace inutile, trou noir, espace à inventer, espace de l'absence, de la tragédie, de la mort, espace absolu".


Si Perec nous fait sourire, la pièce nous fait rire. Sophie Loucachevsky dit avoir fait travailler les acteurs "entre Pierre Dac et Marcel Proust. Ils se mettent au travail devant le public", tâtonnent et expérimentent "comme Bouvard et Pécuchet, parfois on peine, parfois ça se fluidifie". Le drame personnel s'exprime "sans psychologie, sans psychanalyse, hors de la pathologie et de l'hystérie". On devine l'espace ténu qui sépare la brève de comptoir de la confession intime : "pas de papa, pas de maman. Perec n'a jamais eu d'arbre planté par son père". Il compte les platanes.


back